Survivre (aujourd’hui) ou construire (demain) : peut-on continuer à avancer dans l’incertitude sans s’épuiser ni se perdre ?
- Barbara Boye

- il y a 3 jours
- 7 min de lecture
C’est la question que nous avons eu envie de poser, un matin de novembre, alors que la grisaille semblait s’être installée autant dehors que dans les têtes.
Pour en parler nous avons réuni autour de la table Enora Hamon, qui finance et accompagne des associations avec La France s’engage depuis 5 ans, et Prisca Berroche, dirigeante de La Cloche, qui a traversé tempêtes et éclaircies ces deux dernières années. Du côté de Sillages, Barbara amenait quant à elle ce que nous nommons l’organisation écologique : une boussole dans ces temps incertains !
Voici ce que nous retenons de cette matinée.
Avant tout, il nous semblait important de rappeler pourquoi nous organisions un petit-déjeuner sur un sujet aussi lourd… en plein mois de novembre.
La réponse se trouvait déjà dans notre dernière Liaison Postale. Le premier rapport de la Cour des Comptes sur l’Économie Sociale et Solidaire révélait un chiffre édifiant : l’ESS ne perçoit que 7 % des aides aux entreprises, alors qu’elle représente 13,7 % des emplois privés. Et pourtant, « 80 % des subventions touchées par l’ESS sont des dépenses pour garantir des droits ou assurer des services dans le prolongement de l’action de l’État ».
Autrement dit : l’ESS est un véritable bras droit de l’État,« indissociable de l’intérêt général.»
Dans le même temps, chez Sillages, nous constatons depuis plusieurs années que ce secteur peut proposer une véritable alternative – économique bien sûr, mais aussi sociale, humaine, politique. Nous aimons l’appeler l’organisation écologique.


Malgré tout cela, naviguer aujourd’hui, en tant qu’organisation engagée, entre les enjeux financiers, humains et politiques, n’a jamais été aussi difficile.
Alors nous avons eu envie de demander à deux expertes du secteur, l’une du côté des partenaires financiers et l’autre du côté des organisations à impact financées : comment ne pas se perdre en traversant des tempêtes successives ? Et que faire des injonctions à la résilience et du manque de soutien public ?
Le prix de la résilience
Après avoir traversé une crise financière majeure, Prisca questionne profondément ce que l’on appelle aujourd’hui la « résilience ».
« On en a fait une grande qualité, presque un critère pour obtenir des subventions. Mais en fait, on en a marre d’être résilient·es. On est épuisé·es, autant en tant que structure qu’en tant que personnes. L’énergie mise à reconstruire est autant d’énergie qu’on ne met pas dans l’impact, dans la qualité de nos actions, c’est-à-dire exactement ce pourquoi le projet est financé »
Il faut rappeler que (dans sa définition psychologique) la résilience est, à l’origine, un concept lié au traumatisme. La normaliser comme mode de fonctionnement permanent est profondément problématique.
Dans la relation aux partenaires, cela crée aussi une responsabilité : celle de sensibiliser, même si cela prend du temps.
« À La Cloche, certaines relations partenariales ont permis ces discussions honnêtes, on a pu expliquer nos contraintes et comment les exigences se traduisent opérationnellement et humainement pour nous.» Cette écoute permet d’arrêter de normaliser cette résilience imposée.»
De la résilience à la robustesse ?
Dans son sens écologique, la résilience est une régénération après une catastrophe ponctuelle explique Enora. Mais lorsque les crises deviennent permanentes, elles cessent d’être des ruptures… et deviennent la norme.
Nous devons apprendre à composer avec un autre logiciel, sans perdre de vue l’exigence sociale qui fonde l’action de tant d’organisations à impact.
Autrement dit construire aujourd’hui pour survivre demain.
Cela suppose de ralentir. De prendre le temps de ré-enraciner les projets. De renforcer les fondations pour résister aux futurs chocs, de développer une immunité pour survivre.
Une prise de conscience chez les partenaires financiers privés
Une chose est claire : le privé contribue à l’intérêt général, mais ne peut en aucun cas se substituer au public, dont les responsabilités politiques et les finalités institutionnelles sont d’une autre nature.
Pour autant une prise de conscience émerge : « on voit que tout le monde est épuisé, même si on en parle trop peu. On se sent donc obligé·es, en tant que financeur·euses, de faciliter la vie des dirigeant·es et des associations. » partage Enora.
💡 Et parfois, de petits changements ont déjà de grands effets. Par exemple : le financement pluriannuel, même sans augmentation des montants, serait une source immense de sérénité.
Il existe ici une responsabilité collective : avoir accepté, trop longtemps, de faire ou de pousser à faire « toujours plus avec toujours moins ».
Et si des évolutions apparaissent aussi dans la manière de penser le reporting, les exigences administratives, la compréhension des contraintes réelles du terrain, une question persiste : comment ces intentions vont-elles réellement se traduire ?
Une meilleure compréhension des cycles et des besoins du secteur est nécessaire
Les associations vivent au rythme des cycles de financement :
Janvier à juin : sécurisation de l’année en cours
Été : temps suspendu, incertitude
Automne : course pour l’année suivante
En parallèle, la professionnalisation du secteur – côté associatif – crée aussi de nouveaux coûts et de nouveaux besoins : chargé·es de développement, fundraising, DAF… qui ne sont pas toujours pris en compte dans les logiques de financement.
Faire comprendre ces réalités à des financeur·euses engagé·es dans une relation partenariale est possible. Mais tous·tes n’ont pas encore ce niveau d’écoute.
Réunir ses partenaires pour grandir ensemble
💡 Une pratique inspirante recommandée par Enora : réunir autour d’une même table les partenaires financiers actuel·les et historiques.
Cela permet :
de donner de la visibilité à chacun·e,
de partager les réalités,
de faire circuler des messages puissants,
et de remettre du collectif dans des logiques souvent très cloisonnées.
Les financeur·euses peuvent alors s’influencer mutuellement allégeant la charge de sensibilisation pesant sur les projets financés.
Quel niveau de transparence avec ses partenaires ?
À La Cloche, une culture forte de transparence existe depuis longtemps. Mais celle-ci mérite toujours d’être questionnée :
Que partage-t-on ? À qui ? Pourquoi ? Et dans quel objectif ?
La transparence devient féconde lorsqu’elle est reliée à une vision et à une ambition :
« Oui, c’est difficile. Et voilà aussi ce que nous continuons de construire. »
Cela nourrit la confiance, la projection, l’envie d’embarquer.
« Personne n’a envie de financer une structure qui coule. Mais beaucoup ont envie de suivre un collectif qui croit toujours dans son projet et a des idées pour se relever. Donc oui à la transparence — mais toujours en se demandant : pour qui, pourquoi et comment rendre cela engageant. »
De la confiance avec ses partenaires et une gouvernance solide
Un autre point de bascule apparaît : un déficit d’engagement des gouvernances associatives, souvent peu préparées aux crises.
Les conseils d’administration sont parfois choisis par proximité ou pour leur réseau, sans réflexion sur :
les compétences nécessaires en cas de tempête,
la capacité à accompagner réellement la direction,
la compréhension de leur rôle légal, politique et stratégique.
Comme dans un contrat de mariage, il est plus sain d’anticiper ces questions quand tout va bien que d’y être confronté·es dans la douleur !
💡 Autre pratique aidante : un binôme Présidence – Direction soudé
Lorsqu’il est solide, engagé, réactif, il peut devenir un véritable pilier dans la tempête.
Comment garder un collectif engagé quand les incertitudes deviennent quotidiennes ?
Là, on touche au cœur du sujet : l’humain.
Lorsque la trésorerie est fragile, la tension est forte, les risques nombreux, il faut pourtant continuer à tisser du lien et de la confiance.
Quelques pratiques mises en place à La Cloche :
À leurs arrivées à La Cloche, la dirigeante et la RH sont allées d’antenne en antenne rencontrer les personnes et demander « Comment ça va ? Qui es-tu ? De quoi as-tu besoin ? »
Une newsletter interne détaillée et factuelle a été remise au goût du jour
Les équipes ont été impliquées dans les réflexions de réorganisation, avec un cadre clair sur le rôle de chacun·e. Ce qui a permis d’identifier les angles morts et de présenter à chacun.e à chacun·e la complexité de l’exercice !
💡Impliquer, oui. Mais en clarifiant dès le départ le processus de décision. Pour éviter la déception ou les incompréhensions. Cela signifie : expliquer la méthode et rappeler que la responsabilité finale reste celle de l’équipe dirigeante.
👉 Il est également important de comprendre que chacun·e n’a pas besoin – ni envie – du même niveau d’information. Fatigue, colère, peur, découragement : toutes ces émotions sont légitimes. Ce qui compte, c’est de les reconnaître.
Mais sans confondre information et justification.
C’est notre responsabilité de décider, se justifier peut s’avérer être plus inquiétant pour les équipes au final explique Prisca.
💡 Comment faire la différence entre les deux ?
« On le sent quand on se justifie, quand on est pas aligné·e avec ce qu'il se passe. »
Rester factuel·le : voilà le problème, et voilà ce que l’on met en place pour y répondre, rendez-vous à telle échéance, etc.
👉 Remettre le collectif, le projet au centre
Le rôle du management, de la co-direction est de faire circuler l’information, sans perdre le fil et laisser s’installer des oppositions (dirigeant·es vs équipe / siège vs antennes) : parce qu’à la fin on est ensemble dans ces tempêtes.
👉 Et côté La France s’engage :
💡 Enora réunit son équipe 2 fois par an pour demander : comment ça va ? comment tu te sens après ce premier semestre ?
Puis pour expliquer comment les prochains mois se passeront concrètement.
Ce qui fait que quand les décisions sont moins faciles, l’équipe a de la visibilité sur le contexte de l’organisation et Enora manage en connaissance de l’état de chacun·e.
Diriger seul·e ou à plusieurs ?
L’énergie d’un collectif et de l’équipe dirigeante repose aussi sur la capacité de chacun·e à se connaître, à se ressourcer, à passer le relais.
Selon Enora qui le vit au quotidien, le travail en binôme – en co-direction – devient alors une protection autant qu’une force.
« La co-direction c’est une répartition de charge mentale incroyable.»
Il s’agit pour elle d’un sujet de plaidoyer, au contact des lauréat·es de La France s’engage mais également avec ses pair·es : reconnaître que ce type de gouvernance, à deux têtes ou plus, est une valeur à financer, car elle garantit la solidité et la continuité dans le temps.
Ce que l’on retient
Les projets qui vont loin sont portés par des gens qui vont bien, comme on aime à le dire chez Sillages !
Prisca retient que « tout ce que nous venons d’explorer parle, au fond, d’une seule chose : les humains. Et peut-être que l’organisation écologique au fond, c’est être convaincu·e que veiller à ce que les personnes aillent bien est le cœur du sujet.»
Enora elle invite à « avoir confiance en vos ressentis. Votre corps sait quand vous allez trop loin et à la fin vous seul·e en payerez le prix.»
Et Barbara conseille « de ne pas rester seul·es, dans vos gouvernances, face aux tempêtes ou pendant les premières heures d’une matinée pluvieuse de novembre !»
👉 Si vous avez une idée pour le prochain petit-déjeuner, écrivez-nous !



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